" Je croyais qu'il n'y en avait qu'en Alsace ! Et je les, trouve tout le long de cette côte marocaine, immobiles sur leurs longues pattes, avec leurs plumes blanches et noires, leur cou flexible et leur bec de corail qui fait un bruit de castagnettes... Je ne sais comment aucune image, aucun hasard de lecture ne m'avait préparé à les voir ici, ces cigognes. Et c'est pour moi un plaisir enfantin de rencontrer ces grands oiseaux, que j'imaginais seulement sur les cheminées de chez nous. Avec le même air familier, la même attitude pensive qu'au sommet d'un clocher de Mulhouse ou de Colmar, elles se posent sur les murailles des vieilles petites cités mahgrabines, Fédhala, Bouznika, Skrirat, Témara, qui s'échelonnent sur les grèves de Casablanca à Rabat. ---------De ces vieilles petites cités, on n'aperçoit rien d'autre que leurs enceintes rouges, dont la ligne flamboyante n'est interrompue çà et là que par d'énormes tours carrées, une porte, un éboulis ou la verdure d'un figuier. Mais de la vie enfermée dans ces remparts couleur de feu on ne voit, on n'entend rien. Seuls, les graves oiseaux blancs et noirs animent ces kasbahs mystérieuses, posées là sur le sable comme les gravures de quelque ancien traité de fortification. Debout sur les créneaux en pointe, le bec tourné vers la mer ou vers le bled désolé, on dirait les sentinelles de vaste cité d'oiseaux; et l'indigène accroupi dans ses rues, au seuil du grand trou d'ombre que fait la porte la ville, semble n'être que le gardien de ces nids fortifiés, l'esclave de ces hôtes aériens. (J.-J. THARAUD. - Rabat ou les heures marocaines. Paris, Plon, in-I2, p.1 -2 et 3.) "
Une agréable nouvelle que je ne t'ai pas dite : les cigognes sont arrivées. J'ai vu l'autre jour leur premier courrier. C'était le matin de très bonne heure; beaucoup gens dormaient encore dans Blidah. Il venait du sud, porté par une légère brise, s'appuyant sans presque les mouvoir, ses grandes ailes à l'extrémité noire, le corps suspendu entre elles " comme entre deux bannières ". Une troupe de pigeons ramiers, de corneilles et de petits milans lui faisaient un joyeux cortège, et saluaient sa bienvenue par des battements d'ailes et par des cris. Des aigles volaient à distance, les yeux tournés vers le soleil levant. Je vis la cigogne, suivie de son escorte, descendre de la montagne et se diriger vers Bab-et-Sebt. Il y avait là des Arabes qui sans doute avaient voyagé la nuit, car ils étaient couchés pêle-mêle avec des dromadaires fatigués, toutes charges réunies au centre du bivouac, et les animaux n'ayant plus que leurs bâts. Quand l'oiseau sacré passa sur leurs têtes, un des Arabes qui le vit étendit le bras, et dit se levant tout droit : " Chouf et bel ardj, regarde, voici la cigogne. " Ils l'aperçurent tous aussitôt, et, comme un voyageur qui revient, ils la regardèrent en se répétant de l'un à l'autre : " Chouft'ouchi ? l'as-tu vue ? " Longtemps l'oiseau parut hésiter, tantôt rasant les murs, tantôt s'élevant à de grandes hauteurs, les pieds allongés tournant lentement la tête vers tous les horizons du pays retrouvé. Un moment il eut l'air de vouloir prendre terre; mais le vent qui l'avait amené rebroussa ses ailes et l'emporta du côté du lac.
---------Les cigognes émigrent à l'automne pour ne revenir qu'au printemps. Elles se montrent rarement dans la plaine, et n'habitent jamais Alger. À Médéah, au contraire, et dans toutes les villes de la montagne, elles se réunissent en grand nombre, Constantine en est peuplée. Je connais peu de maisons dans cette ville, la plus africaine et la moins orientale de toutes les villes algériennes, je connais peu de toitures un peu hautes qui ne supportent un nid. Chaque mosquée a le sien, quand elle n'en a pas plusieurs. C'est une faveur pour une maison d'être choisie par les cigognes. Comme les hirondelles, elles portent bonheur à leurs hôtes Il y a toute une fable qui les consacre et les protège : ce sont des tolba chargés en oiseaux pour avoir mangé un jour de jeûne. Elles reprennent tous les ans leur forme humaine dans un pays inconnu et très éloigné, et quand, appuyées sur une patte, le cou renversé dans les épaules et la tête élevée vers le ciel, elles font avec un claquement de leur bec le bruit singulier de kuam... kuam... kuam. C'est qu'alors l'âme des tolba, toujours vivante en elles, se met en prière. Jadis c'était Antigone, cette fille de Laomédon et sœur de Priam, que Junon changeait en cigogne pour la punir de l'orgueil que lui causait sa beauté. Tous les peuples ont eu le génie des métamorphoses, et chacun y a mis sa propre histoire : la Grèce artiste devait être punie dans sa vanité de femme; l'Arabe dévot et gourmand devait l'être pour un péché commis en carême. ( FROMENTIN. - Une année dans le Sahel. Paris, Plon, 1925, in-18, p. 154 à 156.) "